L’article L. 1235-3 du code du travail (issu de l’ordonnance du 22 septembre 2017) fixe un barème concernant les dommages et intérêts alloués à un salarié dont le licenciement est jugé sans cause réelle et sérieuse : est-ce vraiment légal ?
Ce barème obligatoire fixe, en fonction de l’ancienneté du salarié, les montants minimal et maximal des dommages et intérêts qui pourront être revendiqués en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Le barème ne pourra pas être opposé au salarié dans les hypothèses suivantes : violation des libertés fondamentales, harcèlement moral ou sexuel, discrimination, non-respect de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, dénonciation de crimes et délits, non-respect d’une protection, etc.
Selon les auteurs de cette réforme, le plafonnement des dommages et intérêts aurait pour objectif d’harmoniser les pratiques judiciaires, car ces dommages et intérêts pourraient varier « du simple au triple » d’un conseil de prud’hommes à l’autre.
Or, chaque litige étant unique, il n’est pas anormal que le montant des indemnisations diffère d’une affaire à l’autre, et c’est d’ailleurs le cas dans tous les litiges, qu’ils soient civils ou commerciaux.
Les défenseurs du projet souligne surtout la nécessité de lever « l’incertitude sur le coût d’une rupture potentielle pour l’employeur », considérée par ailleurs comme un frein à « la création d’emplois dans les très petites et moyennes entreprises ».
Or, en fixant un barème d’indemnisation, l’article L. 1235-3 du code du travail porte atteinte au principe de réparation intégrale du préjudice.
La question de la légalité de ce barème est donc clairement posée.
Le barème serait conforme à la constitution selon le conseil constitutionnel
Le conseil constitutionnel est compétent pour contrôler la conformité des lois et des ordonnances à la constitution (contrôle de constitutionnalité).
C’est dans ce cadre que le conseil constitutionnel s’est prononcé sur le barème d’indemnisation devant les conseils de prud’hommes.
Il l’a fait une première fois concernant la loi du 6 août 2015 prévoyant un barème d’indemnisation facultatif cas de licenciement jugé sans cause réelle et sérieuse, étant rappelé que le montant de l’indemnité maximale pouvant être octroyé dans une telle hypothèse variait, à l’époque, en fonction des effectifs de l’entreprise.
Si le conseil constitutionnel a déclaré cette loi contraire à la constitution, il l’a fait sur le fondement du principe d’égalité devant la loi, les critères retenus devant être en lien avec le préjudice subi, ce qui n’était pas le cas du critère lié à l’effectif de l’entreprise.
En revanche, le conseil constitutionnel a considéré que le plafonnement n’était pas, en lui-même, contraire à la constitution.
Il l’a fait une seconde fois par décision du 21 mars 2018 concernant l’ordonnance du 22 septembre 2017, le conseil constitutionnel ayant relevé qu’en fixant un référentiel obligatoire, le législateur a poursuivi un objectif d’intérêt général, en renforçant la prévisibilité des conséquences de la rupture du contrat.
Il précise par ailleurs que le juge saisi doit, dans les bornes de ce référentiel, prendre en compte l’ensemble des éléments déterminant le préjudice subi par le salarié licencié.
Mais le barème méconnait la convention 158 de l’organisation internationale du travail et la Charte européenne des droits sociaux
En vertu de l’article 55 de la constitution du 4 octobre 1958, les conventions internationales ont une autorité supérieure à celle des lois françaises.
Par conséquent, chaque norme juridique, et notamment l’article L. 1235-3 du code du travail qui a instaurer le barème, doit se conformer à l’ensemble des règles en vigueur prévues par les traités ou accords internationaux, et notamment la convention 158 de l’organisation internationale du travail et la Charte européenne des droits sociaux.
Le contrôle de la conformité des lois et des ordonnances par rapport aux conventions internationales (contrôle de conventionnalité) appartient aux juridictions ordinaires sous le contrôle de la Cour de cassation.
Les conseils de prud’hommes sont donc compétents pour juger de cette conformité, et leur contrôle peut conduire, lors de l’examen d’un litige, à écarter la loi française pour faire prévaloir la convention internationale dans la résolution du litige.
L’article 10 de la convention n°158 de l’OIT sur le licenciement, ratifiée par la France, prévoit que si les tribunaux « arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n’ont pas le pouvoir ou n’estiment pas possible dans les circonstances d’annuler le licenciement et/ou d’ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ».
L’article 24 de la charte sociale européenne du 3 mai 1996, ratifiée par la France, prévoit également qu’« en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître (…) : b) le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ».
Le comité européen des droits sociaux (C.E.D.S), organe en charge de l’interprétation de cette Charte, s’est prononcé sur le sens devant être donné à l’article 24 dans sa décision du 8 septembre 2016, retenant que « les mécanismes d’indemnisation sont réputés appropriés lorsqu’ils prévoient :
- le remboursement des pertes financières subies entre la date du licenciement et la décision de l’organe de recours ;
- la possibilité de réintégration ;
- des indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime ».
Le principe de réparation intégrale n’est donc pas respecté par L. 1235-3 du code du travail, dans la mesure où :
- les plafonds sont exclusivement basés sur l’ancienneté du salarié et interdisent, de fait, au juge de tenir compte de l’ensemble des éléments présentés par le salarié pour établir son préjudice, tels une situation personnelle rendant critique la perte d’emploi (âge, situation de famille, handicap…) ou une situation professionnelle fortement dégradée (par exemple un salarié démarché qui déménage dans une autre région pour être finalement licencié abusivement peu de temps après) ;
- les plafonds fixés sont assez bas pour les anciennetés les plus faibles ou modérées, et ne correspondent donc plus à des « indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur ».
Nul doute que les conseils de prud’hommes – et partant la cour de cassation – vont être saisis de cette question de la conformité de l’article L. 1235-3 du code du travail au regard de la convention 158 de l’organisation internationale du travail et de la Charte européenne des droits sociaux.
Les décisions récentes rendues par les juges
Le conseil de prud’hommes du Mans, dans un jugement récent du 26 septembre 2018, a jugé que le barème des indemnités prud’homales en cas de licenciement sans cause réelle n’est pas contraire à la Convention OIT n° 158.
Pour cette juridiction, les dispositions de l’article L. 1235-3 du Code du travail respectent les deux principes énoncés par l’article 10 de la Convention OIT, selon lequel l’indemnité versée en cas de licenciement injustifié doit être « adéquate » ou prendre « toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ».
Le conseil de prud’hommes les a donc appliqués pour déterminer le montant de l’indemnité du salarié, en raison du caractère abusif du licenciement.
A l’inverse, le conseil de prud’hommes de Troyes a considéré, aux termes d’un jugement du 13 décembre 2018, que le barème prévu à l’article L. 1235-3 du Code du travail viole tant la Charte sociale européenne que la convention n° 158 de l’OIT.
Les décisions contradictoires de ce genre vont se multiplier.
Le 5 février 2019, le conseil de prud’hommes d’Agen a écarté l’application du plafonnement limitatif des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse inscrit dans le Code du travail, acceptant d’allouer à une salariée une somme d’un montant supérieur à celui auquel elle aurait pu prétendre sur la base de la loi et des barèmes.
Cette décision est importante, car elle a été rendue sous la présidence d’un magistrat professionnel faisant office de juge départiteur entre représentants de salariés et d’employeurs.
La motivation juridique est la suivante: « le barème établi par l’article L. 1235-3 ne permet pas dans tous les cas une indemnité adéquate ou une réparation appropriée, ne prévoyant pas des indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par le salarié ».
Il faut donc attendre un arrêt d’une cour d’appel pour avoir une tendance et, bien entendu, une décision de la cour de cassation pour être vraiment fixé.
L’avis rendu par la cour de cassation le 17 juillet 2019
L’assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu un avis suivant lequel le barème d’indemnités est conventionnellement correct et ne viole pas les dispositions internationales précitées.
Attention toutefois, car cet avis rendu ne lie pas la juridiction qui a formulé la demande, de sorte que d’autres conseils de prud’hommes ou Cours d’appel peuvent encore juger que le barème n’est pas légal, au risque évidemment d’être sans doute censurés par la cour de cassation …
Au final, on constate que le barème a cristallisé une forte opposition de certains conseils de prud’hommes car il porte atteinte à la plénitude du juge dans la détermination du préjudice et intervient dans un contexte plus général de défiance du gouvernement envers les magistrats qui statuent en droit du travail.
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